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fiche lecture
Les douze corbeaux
Otfried
Preussler
Philippe Maurel
Dernière lecture en date : «
Les douze corbeaux », d’un auteur allemand Otfried Preussler, paru en
1973 sous le numéro 63 de la collection Safari SDP. Je me
suis laissé tenter après que l’ouvrage a été
évoqué à quelques reprises ici et en des termes plutôt
élogieux. Et je ne peux, de ce point de vue, que surenchérir
en ajoutant mes propres louanges au concert de celles qui ont déjà
été formulées.
Le roman
est un peu en marge des publications habituelles de la collection et fait,
dans une certaine mesure, figure d’OVNI. Le conte fantastique reste un genre
littéraire qui se tient à distance de ceux que l’on rencontre
habituellement dans la production de littérature de jeunesse. Preussler
illustre pourtant, et à sa manière, cette pléiade d’écrivains
nordiques qui d’Andersen à Selma Lagerlöf en passant
par les frères Grimm, Hofmannsthal, et même Gunther
Grass, ont adapté l’architecture du conte à leur projet
littéraire.
L’histoire
se passe au XVI ° siècle dans une Prusse éparpillée
en une myriade de principautés, résidus du Saint Empire Romain
Germanique, et qui n’a pas stabilisé ses frontières avec
les royaumes plus à l’est. La guerre de trente ans, si meurtrière,
n’est pas loin. D’ailleurs le lieu géographique où se déroule
l’action est suffisamment indéterminé pour favoriser cette
confluence d’atmosphères lourdes aux arrières fonds morbides
qui, des Carpates jusqu’aux sombres villages de Poméranie, ont conforté
les réputations de terreur, d’angoisse et de superstitions qu’on
attache si aisément à ces contrées.
Le héros
est un adolescent prénommé Tamar, un peu livré à
lui-même, sans attache, sans famille ni domicile fixe, dans un pays
ravagé par la guerre. Première habileté de l’auteur,
et suivant en cela la tradition qui veut que le fantastique s’inspire de
la fausse apparence des choses, celle de faire d’un moulin à aube
un havre de paix, un lieu d’apaisement, reflet exactement inversé
d’un monde extérieur en proie à la violence et à l’arbitraire
de la soldatesque de tout poil. Un moulin où les apprentis meuniers
sont au nombre de douze, un effectif équivalent à celui des
corbeaux qui nichent sous les combles de l’édifice. Une symétrie
qui ne doit rien au hasard, bien évidemment. Douze c’est aussi le
nombre des apôtres autour du Christ. Le rapprochement est-il fortuit
? Le maître des lieux sert-il les mêmes desseins que l’homme
cloué sur la croix ? Et qui est cet Envoyé dont la silhouette
se devine au lointain et qui ne quitte jamais les ténèbres
dont il semble partager la même substance ?
L’auteur
installe peu à peu un climat d’angoisse que renforce progressivement
la disparition, à échéances régulières,
de l’un des apprentis meunier. Pour quel dessein inavouable la mort, personnage
récurent, qui prend au fil du récit des masques différents,
vient-elle rôder autour de ce moulin ? Y a-t-il une voie de salut pour
celui qui, croyant trouver la paix du corps, se prépare aux tourments
de l’âme ? A toutes ces questions, le livre répond en empruntant
sa construction dramatique au roman policier. A partir d’éléments
disséminés, le récit s’ordonne autour d’un axe central
qui lui donne toute sa cohérence jusqu’au dénouement final.
Le lecteur est aiguillonné par ce suspens qui excite sa curiosité
et ne lui fait pas lâcher le livre avant de savoir ce que représentent
ces douze corbeaux et les fabuleux pouvoirs dont ils sont dotés,
curiosité aiguisée par les ressorts d’une intrigue aussi
habile qu’imprévisible. Tout ça connecté à
un sens du merveilleux et de la féerie qui nourrit le jeu de renvoi
constant entre la réalité et l’imaginaire.
Douze corbeaux,
douze disciples, douze hommes en colère, douze travaux, douze tribus.
Le chiffre évoque dans le même temps une assemblée,
l’idée d’une promesse et celle d’une attente et enfin d’un destin
à venir mais à l’orientation encore incertaine. Il y a tout
ça dans le roman, agrémenté d’un fonds de légendes
germaniques au premier rang desquelles ce « roi des aulnes
» immortalisé par Goethe et Tournier. On retrouve
ainsi cette fascination de la jeunesse, exacerbée par une vision
tragique de l’histoire, pour les sirènes du royaume des morts. Cet
Envoyé qui guette dans l’ombre figure aussi cet ange de la mort dont
l’image, récurrente dans l’imaginaire collectif germanique (exemple
« Le septième sceau » de Bergman), s’est
incarnée récemment de la manière la plus terrible dans
les dignitaires nazis. Fascination pour un objet qui ne se dévoile
jamais totalement aux yeux de ces apprentis meunier, mais dont ils
sont l’objet servile et inconscient. A moins que…
On connaît
la difficulté de traiter le thème de la mort dans les romans
pour la jeunesse. Il y faut soit une sensibilité qui ne se décline
jamais en une sensiblerie larmoyante (un chef d’œuvre de ce point de vue
: Faon l’héroïque), soit l’appréhender comme le
couronnement d’une destinée aristocratique (la mort d’Eric
ou l’étoile de pourpre), ou bien l’envisager comme
une épreuve qui scelle un destin. C’est indubitablement à
cette dernière école que se rattache le roman. La mort n’est
de ce point de vue qu’une voie de passage entre deux univers. Ni un début,
ni une fin, peut être tout simplement la voie tracée d’un salut
qui permettra peut être de s’affranchir de l’influence du mal et de
toutes ses déclinaisons diaboliques.
A cette
tache, l’auteur s’attelle sans surcharge de moyens. La tendance actuelle
est à une idée ou une invention par page. D’où l’indigestion
qui menace souvent. Ici l’économie et la sobriété prévalent.
Le fantastique ne réside pas dans l’accumulation d’images plus ou
moins tirées du bestiaire ou de la tradition populaire, mais de quelques
idées ou thèmes qui alimentent le métier à
tisser de l’intrigue. Pas de clinquant ou de tape à l’œil mais de
nombreuses références implicites. On imagine aisément
ces villages de Prusse orientale comme des décors de films expressionnistes,
quelque peu démesurés par rapport à la taille des
personnages. Magie et sorcellerie sont encore à l’œuvre dans cette
Europe encore baignée d’obscurantisme et où la raison n’a
pas encore discipliné la connaissance. Elles s’installent donc dans
le quotidien au point d’investir les représentations mentales de
ceux qui y sont immergés. Si bien que le surnaturel, si appuyé
chez nos contemporains, en s’acclimatant à la banalité de
la vie ordinaire, en devient l’une des composantes sensibles.
L’amour
de Tamar pour une jeune fille entrevue lors d’un bal rappelle autant «
le grand Meaulnes » qu’il ne réveille le souvenir
des élans romantiques du jeune Werther. Ce qui sauvera le héros
d’un sort tragique et maudit, c’est l’amour porté à une jeune
femme (thématique assez absente du SDP où les personnages
apparaissent, même pour les plus matures, sous les traits de garçons
pré pubères).
Faut-il
voir dans cette opposition du bien et du mal une allégorie ? Y a-t-il
derrière la figure énigmatique du maître du moulin,
la représentation symbolique de cette domination tyrannique qui atteindra
son point d’incandescence avec le nazisme ? Le conte est fondé sur
la parabole, sur la distance entre le rêve et la réalité
où peuvent s’intercaler quantité de symboles. C’est d’ailleurs
le propre des grandes œuvres, surtout si elles se déploient dans
le registre onirique, que d’ouvrir la voie à de multiples interprétations.
Il faut
enfin saluer à leur juste valeur les illustrations de Michel
Gourlier. Elles s’accordent parfaitement à l’atmosphère
tourmentée, et à certains moments lugubres, du récit.
Ces adolescents aux traits ascétiques et anguleux sont en correspondance
étroite avec le mystère qui les entoure. Quelquefois le décor
est à peine ébauché, représenté par
un amas de ténèbres confuses qui renvoie le personnage à
l’humilité de sa condition de simple mortel. Dans cette optique
le personnage est la proie et le paysage le prédateur. J’irais
même jusqu’à dire que certaines illustrations ont la sombre
et mélancolique beauté des aquarelles de Victor Hugo
et la majesté funèbre de certains dessins de Dürer.
Pas moins. La comparaison peut paraître excessive, mais l’impression
créée est, en tous cas, analogue à celle produite
par l’œuvre de ces grands créateurs.
Un livre
un peu à contre courant des archétypes de la collection, ce
qui en souligne, par contrecoup la richesse et la diversité. Les
douze corbeaux coasseront encore longtemps à vos oreilles une
fois le livre refermé. Comme quoi cet animal n’est pas toujours synonyme
d’oiseau de malheur.
bibliographie
française:
Les douze corbeaux
Otfried Pressler
Illustrations de Michel Gourlier
Safari Signe de Piste n°63 - 1973
Un délicieuse petite sorcière, Hachette, Bibliothèque
rose (1978)
Le Petit fantôme, Hachette, Bibliothèque rose (1979)
Le Brigand Briquambroque, Nathan (1980)
Auguste et Augustine : une histoire écrite, Centurion jeunesse
(1984)
Le Maître des corbeaux, Hachette, le Livre de Poche jeunesse (1994)
Otfried Pressler est l'auteur de plus de 25
livres traduits à travers le monde , uniquement destinés aux
enfants et adolescents.
Il a passé 5 ans de son existence dans les camps de prisonniers russes
(1944-49) et il écrit depuis l'âge de 15 ans.
©2008 Philippe Maurel |
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