La Franche-Comté
appartient donc à la lointaine Espagne mais avec un statut qui lui
octroie de nombreuses libertés (d'où le terme de Franche, un
territoire où on s'affranchit des contraintes), Dole en est la
capitale à quelques encablures de ce pays perdu qui sera une si
grande source d'inspiration pour le Signe de piste.
Mais pas perdu
pour tout le monde, car la région est riche et sa renommée
intellectuelle s'est largement émancipée des limites de ses
frontières. La ville garde même aujourd'hui encore les traces de
ce passé flamboyant qui laisse le promeneur ébahi de tant de
magnificences architecturales.Pour qui connaît un peu la cité du
Nord Jura, pas besoin d'une grande imagination pour planter le décor
du roman de Jean Valbert. L'histoire se déroule donc sous la
régence, dirigée de main de fer par un cardinal en grand appétit
de conquête territoriale. Au collège de la ville, qui accueille
indifféremment français et franc-comtois sans qu'aucune barrière
autre que politique n'établisse entre eux des fractures et des
confrontations, l'animosité entre les clans est palpable et touche
à son paroxysme lors du siège de la ville par les troupes du roi
(en réalité composée de mercenaires venus d'un peu partout et
surtout de Suède dont quelques patronymes attestent que la guerre
n'a pas été pour eux leur unique centre d'intérêt).Parmi eux
Philippe d'Orgemont, apparenté à la Fronde, celui-là même qui
commande la soldatesque envahisseuse, rejeton de vieille noblesse
qui entend pas jetter aux orties les emblèmes de sa haute
ascendance lignagère. De l'autre, Gérard Busot fils d'un
magistrat de la ville, de basse extraction paysanne.
Les
passions belliqueuses vont exacerber entre eux les tensions. Entre
leurs oppositions irrédentistes viendront se caler des rivalités
d'origine sociales plus universelles. Autour d'eux, dans la
désolation d'une terre dévastée par les humiliations et les
massacres, surgissent alors de beaux spécimens d'héroïsme comme
l'exemple de ce jeune paysan, sorte de mousse d'une galère qui a
emporté toute sa famille et que le jeune bourgeois recueillera chez
lui durant le siège, et tous les autres camarades de collège qui,
sur les remparts offerts aux coûts de l'artillerie ennemie, vont
révéler un courage qui marquera leur passage à l'âge de la
maturité. Et nos deux héros pris dans la tourmente de l'histoire
avec un grand H ? Bien sûr, une amitié presque contre nature, mais
combien plus solide que les contingences politiques, relèguera aux
oubliettes (et il y en a dans le roman) les affres de leurs
allégeances respectives.
L'état de siège est
propice aux interrogations sur notre condition humaine.
L'enfermement ménage les consciences, catalyse les peurs, met en
relief les caractères, en les soumettant à l'épreuve d'une
providence dissimulée sous les traits du dieu de la guerre. Les
tempéraments se révèlent, les clivages aussi même si l'union
contre l'adversaire tend à les émousser. La réussite de l'auteur
est de faire surgir des solidarités sans occulter les obstacles
qu'elles dépassent. Dole sous les boulets Français, c'est Londres
pendant le blitzkrieg mais dans une ambiance pré révolutionnaire
qui a précédé la réunion des États généraux en 1789. À moins
que chez Valbert le prêtre ait pris le pas sur l'écrivain et que
ces ferments de déstabilisation de l'ordre établi n'annoncent
cette cité de Dieu tant promise, cette antichambre du paradis.
Autre prouesse du roman:
son mélange d'épopée, façon Alexandre Dumas, et évocation
historique scrupuleuse. Peu de scènes qui ne s'inscrivent dans un
passé vécu comme si l'auteur, dans cet hommage rendu à son pays,
tenait à souligner que les actes de bravoure qu'il relate ont trop
de panache pour être le fait de son imagination.
Ici les
scènes d'horreur ne sont pas épargnées. L'époque est à la
violence paroxystique et aucune cruauté n'est remisée au magasin
des accessoires. Le crime et la désolation s'infiltrent partout et
laisseront dans les mentalités collectives des stigmates dont la
douleur se fait encore ressentir, bien que très atténuée, de nos
jours.
Mais le revers de cette vision tragique de l'histoire
présente une tonalité plus optimiste. Sous les rivalités et les
antagonismes pointent des solidarités nouvelles encore à peine
ébauchées et qui ne sont rien moins que l'esquisse d'un sentiment
d'appartenance à une communauté plus vaste que la mosaïque
d'apanages qui la composent et que l'on n'appelle pas encore
l'Europe. Le même que celui qui animait les deux héros de Jean
D'Izieu (Baldur de la forêt) qui sous la bannière de la chrétienté
naissante refoulaient leurs préjugés hostiles à l'encontre du
prochain.
L'atmosphère de siège est le cadre idéal pour
rendre compte de cette incubation. À la fois enfermement et gage
d'une liberté en germe : toute la condition humaine se concentre
dans ces moments de tension et qui a donné à la littérature de
d'inoubliables ouvrages, de "La peste" de Camus jusqu'au
"Désert des tartares" de Buzzati. Cet "Echec au roi"
leur donne la réplique au sein du SDP. Bientôt, la bonne volonté
des hommes sera contrariée par un autre fléau, la peste puisqu'il
faut l'appeler par son nom. Elle decimera la Franche-Comté, comme
l'a si bien décrit Bernard Clavel dans son livre « la saison des
loups » publié quelques années seulement après celui de Jean
Valbert.
le roman tient solidement sur son ossature en
triptyque : épopée, courage et abnégation. De quoi dépasser bien
des contrariétés comme ce fut déjà le cas dans « Matricule 512
» et « Les compagnons de la Loue ». L'ennemi n'est finalement
qu'une illusion d'optique de l'Histoire et quand les hommes en ont
la volonté, il est si facile de traverser les miroirs.
Je vous
invite à déambuler dans les rues de Dole. Vos pas sur le pavé usé
par le temps feront résonner les coups de rapières d'une bande
d'adolescents qui, quelque 400 ans plus tôt, ont scéllé le destin
de leur pays. Peu importe finalement lequel.