Philippe Maurel
La première impression que l'on a du livre précède sa lecture. Elle elle est
suscitée par l'illustration de couverture réalisée par P.Joubert qui est à
classer parmi les plus belles oeuvres du maitre. Mieux qu'une entrée en matière,
elle se présente comme la réplique imagée du récit. Tout y est: l'exotisme des
mers du sud, la clarté cristaline des fonds marins qu'évoque la couleur
turquoise du bord de la couverture, et le héros figurant en gros plan,
adolescent blond, plus joubertien que jamais, qui incarne à lui seul
l'aspiration à l'aventure, à la liberté mais aussi à l'amitié comme le laisse
deviner la présence d'un jeune tahitien en fond de champ.
Dès les
premières pages, ensuite, l'ambiance s'installe. L'intrigue se noue rapidement
dans un décor à la Gauguin, avec la même impression de dépaysement que donnent
les toiles du peintre et qui font naitre une question: l'exotisme est-il dans
l'oeil de l'artiste ou dans la réalité qu'il représente ? Et partant, une autre
interrogation se superpose à la première: que sont venus chercher dans cet
ailleurs, dans ces lointaines et avenantes tropiques, ces petits blancs venus
d'Europe, quand cet adjectif désigne le peuple désargenté en quête d'horizons
plus favorables? Sur fond d'énigme policière, le périple d'un adolescent dans
les îles du pacifique sud apporte une réponse, fugitive peut être, mais avec
tout ce que l'expérience vécue permet de capitaliser en richesses
humaines.
Est-elle allée à la recherche d'un absolu salvateur cette
famille perdue au bout du monde, ou bien est-elle en fuite d'une civilisation
trop opressante pour leur aspiration à la liberté ? Une famille qui connait des
fins de mois difficiles et qui possède comme unique fortune un voilier qui fait
du cabotage entre les îles sous le vent. Un Français, sa femme australienne,
leurs trois enfants, le tout flanqué d'un marin allemand rescapé de l'enfer du
front russe et dont on devine qu'il a préféré le paradis des mers du sud au
prurgatoire de son pays de naissance. On voit qu'en filigrane le souvenir de la
guerre vit dans l'inconscient de cette petite communauté.
David est
l'aïné de la fratrie, un jeune garçon rompu aux techniques de navigation, ce qui
lui permet d'affronter le grand large en toute confiance. Il sent que son destin
pourrait être contrarié par les sirènes du monde moderne qu'il préssent
technicisé et discipliné. Mais le corps étranger dans ce tableau idylique
viendra d'un couple d'américains pleins aux as et censés remettre à flot
l'enteprise familiale. On remarque dans la manière un peu manichéènne qu'a
l'auteur de peindre ces personnages un peu chargés en fausses apparences, une
assimilation un peu facile de nos cousins d'Amérique au culte du veau d'or, de
l'argent abondant, de l'opulence affichée, synonyme de mépris feutré pour tous
ceux qui ne leur ressemblent pas. Peut être qu'à trop insister sur les
contrastes, l'auteur rend moins crédible cette relation à peine esquissée entre
David, au tempérament corsaire, et la fille du couple américain qui symbolise
une innocence pas encore pervertie. On est donc frusté d'une réelle rencontre
entre les deux adolescents qui aurait pu s'inscrire au coeur de l'intrigue avec
son lot de contrariétés, de rapprochements inopinés, d'affinités électives dans
la plus pure tradition du signe de piste.
A partir de ces prémisses se
trame une intrigue policière suffisamment sinueuse pour alimenter le suspens
mais suffisamment rôdée aussi pour laisser la voie libre à toutes les
digressions. Car l'intérêt du roman réside moins dans la tonalité policière de
la narration que dans la description au quotidien de la vie d'un équipage de
goelette. Une vie de fausse insouciance car le voyage en mer est une lutte sans
merci contre les éléments et les Dieu cachés qui les animent. Le marin est aux
prises avec des puissances surnaturelles qu'il assujettit par sa force et sa
ruse à l'image d'un Titan, cet intermédiaire entre les hommes et les
Dieux.
Maitriser la nature, dompter ses colères, arraisonner le monde
océanique rempli de pièges et de dangers suppose des posséder l'arme
Prométhéenne de la technique, et celle de la navigation s'avère être l'une des
plus sophistiquées. David, le jeune héros, en est un virtuose. Une virtuosité
que P. Berna exprime avec une précision qui atteste d'une réelle familiarité
avec le monde de la navigation maritime. Ce souci de justesse m'avait, à la
première lecture à la sortie du livre il y a une quarantaine d'années, un peu
dérouté car il me paraissait épaissir le récit d'une surabondance de termes
difficiles à comprendre pour le jeune lecteur que j'étais. Les années passant,
cet écueil a disparu. Peut être qu'une seconde lecture, à bonne distance de la
première, permet-il de mieux apprécier le style de ce grand écrivain pour la
jeunesse qu'était P. Berna, un style riche en vocabulaire d'entomologiste et
d'une puissance d'évocation propre aux grands voyageurs, cette levure qui fait
grandir l'imagination.
Le livre intéresse aussi parcequ'il prend l'exact
contrepied d'un exotisme de catre postale. Il y a un peu du guide du routard
dans cette évocation "authentique" de la Polynésie, avec aussi ce qui peut y
avoir de lieux communs dans ce genre d'entreprises.On peut dès lors sourire à
ces clivages un peu factices entre ces touristes qui apportent leur monde avec
eux et ces voyageurs épris d'aventure, de rencontre et de fraternité. Mais la
fin du livre dissipe cette impression de naïveté. Il oblige rétrospectivement à
jeter un autre regard sur le récit. Après le temps de l'insouciance vient celui
de la maturité qui appelle d'autres horizons, d'autres contraintes et d'autres
responsabilités. Il y aura donc en perspective, des renonciations, des
frustrations et des idéaux à l'abandon. Le paradis Tahitien, avec sa nonchalance
assumée et ses douceurs tropicales n'est rein d' autre finalement que celui de
l'enfance. Les voyages qui clôturent ce premier cycle d'apprentissage de la vie
sont ceux où s'enracinent toutes les nostalgies. La preuve ? une fois le livre
refermé, ses images continuent de vivre en nous pour nous rappeler que nous
aussi avons été cet adolescent sur une pirogue sur fond d'océan limpide si
magnifiquement illustré par P. Joubert.
Ce roman prend place parmi dans le
filon maritime si riche dans la collection au début des années 70 du siècle
dernier. C'était le temps où étaient publiés le magnifique "Shawn la baleine",
l'étonnant "Dernier voyage du Biliken" et le méconnu mais enthousiasmant "Les
visiteurs de Hambourg". Quarante ans après nous pouvons toujours en sentir
l'écume iodée, comme un dernier parfum de notre jeunesse.
Les Vagabonds du Pacifique
Paul Berna
illustrations de Pierre Joubert
Collection Signe de Piste
Editions Universitaires 1987