fiche lecture
Voyage aux îles de la Désolation Emmanuel LEPAGE
(Un entretien au coin du Net avec Emmanuel Lepage sur la réalisation de cet album est en ligne ici)
Récit de voyage ? Livre d'art
maritime ? Bande dessinée ?
Le nouvel album d'Emmanuel Lepage est
tout à la fois un reportage détaillé et illustré et un
merveilleux dépaysement au pays des albatros, des manchots et des
éléphants de mer.
Mais ce n'est pas seulement que cela,
c'est le récit d'un rêve d'enfant devenu réalité et
émerveillement retraduit en véritables tableaux mettant enscène la nature
sauvage et l'Océan.
Très jeune, Emmanuel Lepage a attrapé
le virus des voyages et rêvait sur des mappemondes. Il cite
volontiers son père qui fut dans la marine, Hergé qui créa le
personnage de Tintin reporter et globe trotter, et les divers albums
de Marine et de récit d'expéditions qui l'inspiraient.
Emmanuel, breton des terres, rêvait de
découvrir l'antarctique et de se frotter à la mer afin de mieux la
comprendre et mieux la représenter graphiquement.
Bien qu'ayant déjà voyagé autour du
monde, les iles Kerguelen, anciennement appelées Iles de la
Désolation (c'est tout dire) l'attiraient tout particulièrement.
Un projet est né entre amis, Caroline,
journaliste, François son frère, photographe et lui l' auteur
de bande dessinées, de participer à un grand voyage sur un de ces
bateaux qui assurent le ravitaillement et la relève du personnel
scientifique dans l'hémisphère sud.
Quelques démarches auprès des TAAF
(Terres Australes et Antarctiques Françaises) et après plusieurs
semaines d'attente, tout se déclenche dans des délais brefs, le
trio a obtenu des places sur le Marion Dufresne, un cargo qui
appareille de La Réunion en direction des Kerguelen
(approvisionnement des stations en Gas-oil et alimentation, relève
des scientifiques en place,) Quelques passagers sont prévus dont le
futur préfet des TAAF, son adjoint, des touristes et quelques
professionnels ainsi que les scientifiques qui viennent rejoindre leurs
postes pour quelques mois.
Comment résister à l'appel du large
quand on y rêve depuis l'enfance ?
Toutes affaires cessantes, l'auteur
illustrateur de Muchacho, abonné aux contrées lointaines boucle
son sac, ses blocs papiers qui n'attendent plus que la main du
maître, ses pinceaux , pastels et aquarelles.
De ce voyage devrait naitre un document
journalistique, un blog, un reportage photographique et des carnets
de voyage (du type des Voyages d'Anna du même auteur).
Mais au retour, les croquis et
illustrations seront si riches, l'aventure si forte en émotion que
l'éditeur Futuropolis séduit, conseille de créer une bd
exceptionnelle et qui, une fois encore, sortira des sentiers battus de la profession.
Qui mieux que Lepage, qui refuse, à priori, tout
héros récurrent de peur de s'ennuyer, pourrait réaliser une telle
œuvre originale ?
L'auteur, soutenu par son éditeur,
prend ce risque mais aussi le pari d'intéresser un large public
séduit par le romantisme du récit de l'expédition.
Il en résulte 160 planches
extraordinaires, dignes d'un peintre de marine (Emmanuel se réfère
de Marin Marie, Albert Brenet, Pierre Joubert...des maîtres qui
l'ont inspiré). Mais si l'océan est omniprésent avec des
illustrations double page d'une très grande puissance, Lepage avec
son esprit curieux et humaniste s'attache à nous faire vivre en
bandes dessinées traitées en lavis n&b La vie quotidienne des
voyageurs, de l'équipage aux passagers, qui accomplissent le périple.
Des anecdotes, jamais gratuites, émaillées de portraits couleurs « sur le vif » des
acteurs principaux qu'ils soient officiers ou hommes d'équipage,
Touristes-aventuriers ou personnalités politiques et scientifiques.
Ces croquis ajoutent à la véracité
du récit. Emmanuel
se met en scène, partage ses émotions, soit en croquant la faune sur un
ilot ou sur le pont quand il nous
fait toucher les difficultés rencontrées pour manier le crayon et
le pinceau sur un plancher sans cesse en mouvement, avec des paquets de
mer, il exprime son mal de mer
(suivi du mal de terre), les réticences de certains envers cet
artiste toujours au milieu de ceux qui travaillent. Il retranscrit en
images la dureté du temps, la violence de la houle, le timing impératif
que la
mer ou le vent empêche de respecter, les ratages, les réussites, les
accostages pleine mer, l'hélicoptère qui assure la liaison mer-terre
quand le vent n'est pas trop élevé, la solitude des équipes en
poste à terre, la vie communautaire avec son manque
d'isolement...Tout est dans ces pages.
Surtout, il y a l'émotion qui transparait dans
les illustrations comme dans les texte. De courtes phrases, nettes et
concises, disséminées dans les cases comme les bulles des dialogues, qui donnent
le ton, l'ambiance, le ressenti.
Emmanuel Lepage n'est pas seulement un
grand illustrateur, comme le montre ses scènes maritimes
magnifiques, mais un auteur-metteur en scène qui sait choisir ses
mots sans explications inutiles, place ses décors sans fioritures et
déroule, pour notre plaisir, l'action qui nous saisit aux tripes.
Son secret est là, outre sa technique
irréfutable, Emmanuel a le don de transmettre, à l'instar des
grands peintres, l'émotion qui a guidé son crayon et ses pinceaux.
Ces hommes qui vivent un quotidien
d'exception sont tous passionnés par le travail qu'ils
accomplissent...Ils forment aussi une caste difficile à pénétrer.
Emmanuel Lepage nous fait même ressentir les tensions qui peuvent
exister entre ceux qui ont partagé des mois de solitude et les
nouveaux arrivants, leur joie, leur tristesse aussi de partir, de
quitter un ami ou un être devenu cher le temps de la mission.
Il y a tout cela dans cet album et plus
encore.
Si le récit est en cases traitées en noir et blanc, en sépia pour les passages se référant à
l'histoire, très présente, ou traitant du passé, les croquis de bord
sont crayonnés « sur le vif », les portraits mis en
couleurs et les scènes magistrales sont de remarquables aquarelles
ou des pastels d'une grand force très en rapport avec la sauvage
beauté de la mer et des ilots pierreux .
L'ensemble est une œuvre très
dynamique, profondément humaine et réaliste, à l'image de son
auteur.
Les quelques critiques lues sur cet
ouvrage sont unanimes ainsi que le publi reportage très intéressant paru dans Casemate.
Éloigné de la bd classique et de ses
héros récurrents, Emmanuel Lepage, avec le moyen de communication
qu'il a choisi, a, une fois encore, su créer une œuvre (voire un chef
d'œuvre) enthousiasmante qui voisinera en bibliothèque a côté des
récits de grands voyages maritimes.
Un véritable film documentaire sur cette aventure
du quotidien, sur ces iles souvent interdites pour préserver la
faune et la flore, n'aurait pas donné meilleur résultat.
Preuve que la bd a acquis depuis
longtemps ses lettres de noblesse.
Preuve aussi que Fournier et Pierre
Joubert avaient bien ressenti les qualités du jeune Lepage quand ils
l'ont aidé à démarrer dans ce métier, difficile, certes mais qui
peut procurer une telle émotion au lecteur. Quelques informations sur Emmanuel Lepage : Sa bibliographie qui suit l'entretien au coin du Net que nous lui avions consacré en 2007 et remise à jour.
Un extrait de film qui montre Emmanuel en pleine action sur le Marion Dufresne
Voyage aux îles de la désolation Emmanuel Lepage Editions Futuropolis mars 2011
NB Emmanuel Lepage est aussi le coauteur de "Les fleurs de Tchernobyl" dont la fiche de lecture figure à la suite de sa bibliographie (lien ci-dessus). Il
faut aujourd'hui relire ce témoignage exceptionnel du séjour de 2
peintres aquarellistes bretons sur les terres abandonnées de la
centrale,surtout en cette période de prise de conscience du danger
nucléaire.
©2011 Michel Bonvalet |